
Goûts, classes et cultures : comprendre les hiérarchies sociales par la cuisine
La cuisine est souvent perçue comme une affaire de plaisir, de tradition ou de nécessité. Pourtant, derrière le choix d’un plat, d’un ingrédient ou d’un mode de consommation se cache une réalité sociale plus profonde. Les goûts alimentaires ne sont jamais neutres : ils traduisent des positions sociales, des appartenances culturelles, et reproduisent, parfois de manière invisible, des hiérarchies de classe. À travers une analyse sociologique, notamment inspirée des travaux de Pierre Bourdieu, il est possible de comprendre comment la cuisine devient un terrain d’expression et de distinction sociale.
1. Le goût comme construction sociale
Le goût, loin d’être purement individuel ou biologique, est un produit historiquement et socialement construit. Dans son ouvrage majeur La Distinction (1979), Pierre Bourdieu montre que les préférences culturelles, y compris alimentaires, sont façonnées par le capital culturel et l’habitus, c’est-à-dire l’ensemble des dispositions incorporées au sein d’un groupe social.
Ainsi, ce que l’on trouve “bon” à manger dépend de l’éducation, du milieu familial, des expériences sociales, et non uniquement des papilles gustatives. Le goût devient alors un outil de distinction : les classes dominantes valorisent certains aliments (bio, rares, exotiques, faits maison) en les opposant implicitement à ceux associés aux classes populaires (plats industriels, riches en sucre ou en matières grasses, fast-food).
2. Les classes sociales à table
L’alimentation varie fortement selon les classes sociales, tant sur le plan économique que symbolique. Les classes aisées disposent non seulement d’un plus grand pouvoir d’achat pour accéder à des produits de qualité, mais aussi du capital culturel nécessaire pour comprendre et valoriser certaines pratiques (savoir marier les vins, connaître les produits de saison, cuisiner des plats « raffinés »).
À l’inverse, les classes populaires adoptent souvent une alimentation plus fonctionnelle, tournée vers la satiété, l’accessibilité et le pragmatisme. Cela ne signifie pas un manque de culture, mais une autre logique de consommation basée sur des contraintes différentes (temps, budget, disponibilité). Ce clivage engendre des jugements sociaux : ce que les uns considèrent comme “malbouffe”, les autres le voient comme un repas normal et accessible.
3. Cuisine et légitimation culturelle
La hiérarchie des goûts culinaires est aussi liée à un processus de légitimation culturelle. Certains aliments ou traditions gastronomiques sont reconnus et valorisés par les institutions (guides, médias, gastronomie officielle), alors que d’autres sont marginalisés ou stigmatisés.
Par exemple, la “haute cuisine” française bénéficie d’une reconnaissance patrimoniale (Unesco, grands chefs étoilés), alors que les plats issus de cultures populaires ou immigrées peinent parfois à obtenir le même statut, même s’ils sont largement appréciés dans la vie quotidienne. Cela reflète une hiérarchie symbolique entre ce qui est perçu comme “culturellement noble” et ce qui est considéré comme “ordinaire”.
4. Le retour du local et du fait maison : une nouvelle distinction ?
Ces dernières années, un engouement croissant pour la cuisine “authentique”, “locale” ou “faite maison” a émergé. Si cette tendance s’inscrit dans une logique écologique ou sanitaire, elle est aussi le reflet d’une nouvelle distinction sociale. Adopter un régime végétarien, suivre un programme détox, consommer des produits fermiers ou sans gluten sont autant de choix alimentaires valorisés dans certains milieux sociaux comme signes de conscience et de contrôle de soi.
Mais ces choix supposent du temps, des ressources et un accès à l’information, souvent inaccessibles aux classes populaires. Une nouvelle hiérarchie se dessine donc, non plus basée uniquement sur le luxe et l’exotisme, mais sur la maîtrise de soi et la “bonne” consommation.
5. Cuisine mondialisée, classes recomposées ?
Avec la mondialisation et la diversification des pratiques alimentaires, les hiérarchies sociales ne disparaissent pas ; elles se recomposent. La cuisine japonaise, autrefois marginale, est désormais synonyme de raffinement. Le quinoa, plat traditionnel andin, est aujourd’hui un produit phare des magasins bio. Ce déplacement des symboles culinaires montre comment certains goûts deviennent à la mode parce qu’ils sont récupérés par les élites culturelles.
Ce phénomène pose aussi la question de l’appropriation culturelle dans le domaine alimentaire : pourquoi certains plats issus de cultures non occidentales ne sont valorisés qu’une fois reformatés et validés par des chefs ou des médias occidentaux ?
Conclusion
La cuisine est un miroir fidèle des inégalités sociales et culturelles. En apparence triviale, elle révèle des rapports de pouvoir subtils entre les classes sociales, à travers les goûts, les habitudes et les discours. Comprendre ces dynamiques permet de déconstruire les hiérarchies invisibles qui s’invitent à notre table. Le goût n’est donc pas seulement une affaire de palais, mais aussi de position dans l’espace social. En ce sens, manger, c’est toujours un peu se situer.